Le Select par François Meyronnis
Le Select est l’une des principales brasseries du carrefour Vavin à Montparnasse. Ouvert pour la première fois en 1923, il y a tout juste un siècle, il demeure l’un des rendez-vous les plus agréables de la rive gauche: ce que l’historien Pierre Nora appellerait un« lieu de mémoire ». Beaucoup de choses se sont passées dans ce café, beaucoup de rencontres, tout un brassage d’idées, de projets, un entrelacement d’effervescences.
Dans les années 20 et 30 du XXe siècle, Le Select était une véritable centrale d’énergie : on y croisait déjà des écrivains, des artistes ; mais aussi des aventuriers, des femmes fatales, des révolutionnaires de tous pays, des comploteurs plus ou moins dangereux. Assis au bar, en face des bouteilles dressées devant le grand miroir, on reconnaissait Ernest Hemingway, Francis Scot Fitzgerald et, parfois, Samuel Beckett, qui fut un client fidèle.
Attablés dans la salle principale, on voyait Jean Cocteau en train de deviser avec Pablo Picasso, venu en voisin. À une autre table, Léon-Paul Fargue, le promeneur de Paris, s’entretenait avec le peintre Foujita ou avec le musicien Erik Satie. Salvador Dali regardait le sol, abîmé en apparence dans la contemplation des céramiques, mais observant du coin de l’œil Luis Buñuel en train de bavarder avec Sergueï Eisenstein. Il arrivait que Juan Miro entrât, avant de s’installer à une table, toujours la même. Ou qu’ Antonin Artaud vînt émettre des signes étranges, comme s’il appareillait vers l’inconnu depuis sa place, sa tête devenant alors un creuset d’éruptions et de aillissements. De là qu’il ne faisait pas attention à Anaïs Nin, qui pourtant se retournait pour le voir.
Après la Deuxième guerre mondiale, Le Select redevint un havre pour l’esprit. On dit que les poètes de la Beat generation s’y retrouvaient: William Burroughs, Brian Gysin et, surtout, Allen Ginsberg, qui y aurait écrit son Kaddish. On sait par ailleurs que l’artiste Yves Klein, inventeur du « Bleu international», dont l’atelier se situait à quelques rues, y rencontrait ses amis; et que Jean-Luc Godard y tourna une scène mythique d’À bout de souffle, l’un de ses plus beaux films, en 1960.
Mais cette énumération est évidemment arbitraire ; et surtout très incomplète. Seule compte cette évidence: depuis un siècle Le Select est le réceptacle de ce qu’il y a de plus vivant à Paris, et aussi de plus audacieux. Rien ne semble l’atteindre, aucune circonstance. Toujours résolu à avancer sur l’inflexion éternelle des moments, on dirait que le mystérieux Martin le protège. C’est ainsi qu’on appelle cette silhouette figurant depuis des lustres sur le logo du café, reconnaissable à son chapeau, à sa pipe et au carton à dessins qu’il porte sous le bras. Comme si, grâce à ce discret mentor, le navire et son équipage voguaient paisiblement sur le boulevard du Montparnasse. Et comme si l’homme au chapeau leur avait appris la formule : savoir rester fidèle à soi, tout en se renouvelant à travers le temps.